MAMÉ
Elle était vêtue d'une robe noire, d'un tricot noir, d'yeux noirs et de cheveux blancs...
Elle se promenait une bonne partie de ses journées dans le mas (quand il faisait beau), avec un
"bertoul" (panier) d'osier tressé, qui lui servait à transporter les légumes de son jardin et les fromages de ses chèvres. Le reste de son temps, elle le passait dans sa vaste cuisine,
"acantounée" (rencognée) l'hiver près d'un vieux fourneau où brûlaient plus souvent quelques branches de châtaignier que du charbon. Elle préparait pendant des heures des plats qu'on n'appelait pas alors "cuisinés" mais qui l'étaient vraiment, ceux-là !
Elle faisait mijoter sa soupe de légume ou sa daube, ou bien son civet, pendant des matinées entières sur le coin du fourneau. Cela la nourrissait amplement pendant plusieurs jours, sauf quand j'allais la voir.... et j'y allais souvent.
J'étais un gamin alors et quand j'arrivais, Mamé déclarait à la cantonade :
" Lou dévoro chrétien ès arrivà ! Caou tou penjà aou plafoun !" (Le dévore chrétien arrive il va falloir tout pendre au plafond ! )
Et elle me roulait de gros yeux faussement furibonds.
Comme elle considérait que le travail physique entretient le corps et les muscles, elle pensait qu'aller s'asseoir dans une école toute la journée vous rendait fragile et délicat de santé. Elle disait, en me regardant avec compassion :
"Vaï a l'éscolo aquèl éfan !". (Il va à l'école ce pauvre gamin !)
Ce qui équivalait à un arrêt de mort dans sa bouche, vu que, pour elle, l'école était la succursale de l'étiolement et de la phtisie galopante.
"Voù maï un asé én vido qu'un savan mort" (Il vaut mieux un âne en vie qu'un savant mort !) était l'un de ses axiomes préférés, et elle venait me palper le front pour voir si l'explosion n'était pas imminente.
Elle avait vécu deux guerres et d'innombrables malheurs familiaux. Alors elle chantait du matin au soir, avec un filet de voix menu et clair, les vieilles rengaines de sa jeunesse.
" Dé qué voulès qu'i faguèn maï ?" (Que voulez-vous y faire ?)
Elle nous a quittés alors que j'étais encore un jeune garçon. Quelques jours avant, elle m'avait dit :
"Véïras qué lous jouïnès sou toujours aquélés qué cantou !" (Tu verras que les jeunes sont toujours ceux qui chantent !)
Et, dans son cadre de bois, sur mon bureau, chante toujours quand je la regarde, cette jeune Mamé du temps passé.