L'inspecteur n'est pas au bout de ses peines 11

L’inspecteur n’est pas au bout de ses peines 11,
Ce qui frappait d'abord, chez lui, c'était son physique. TROUVIER mesurait presque 1,90 mètre, pour cent dix kilos. Des bras très longs, un corps épais et musclé. Un coffre de colosse enrobé qu'il semblait trimbaler fièrement, sans courber le dos. Et puis, son regard. C’était sans doute un détail, mais il ne battait jamais des paupières, remarquait l’inspecteur. Il les fixait plus d’un quart d'heure, droit dans les yeux, sans ciller. C’était un être insaisissable. Un homme au visage sans âge. Un prototype d'un genre nouveau dont on ne savait pas très bien s'il fallait le ranger au panthéon du crime ou au rayon des mythomanes que le hasard poussait systématiquement au mauvais endroit, au mauvais moment.
Il utilisait son mélange de charme, manipulation, intimidation, et parfois violence, pour contrôler les autres, afin de satisfaire ses propres besoins égoïstes. Ce psychopathe n’était pas sensible aux thèmes altruistes de l’interrogatoire, comme la sympathie pour ses victimes ou le remord et la culpabilité envers ses crimes. Il possédait certains traits de personnalité exploitables, surtout son narcissisme, son égoïsme et sa vanité inhérente. Le thème spécifique dans son audition se concentrerait donc sur l’éloge de son intelligence, son habileté et son talent pour échapper à l’arrestation. Le commissaire commença donc l’audition sur des questions d’ordre général sans faire allusion à sa petite enfance ni aux crimes perpétrés. Il savait qu’à force de patience et de discernement, il arriverait à des aveux circonstanciés. Il laissa le champ libre au suspect et ce dernier fort de sa liberté d’expression commença à se dévoiler. Les deux policiers et le psychothérapeute étaient comme suspendus à ses lèvres. Ils attendaient la faille pour enclencher les questions à la vitesse supérieure.
« Depuis deux mois, je ne bois plus », disait-il. « Avant, quand je buvais, je ne savais plus où j'étais et je me faisais du mal à moi-même, à me faire plein de cicatrices. Jamais en groupe mais toujours seul. Je buvais de la bière, parfois du vin et, quand je ne savais plus où j'étais, je m'allongeais dans un coin au bord d’un ruisseau ou dans un sous-bois et je ne bougeais plus. J’étais tout le temps en état d’ivresse, c’est la raison pour laquelle j’ai été contrôlé positif plusieurs fois par la gendarmerie pour excès de vitesse et alcoolisme au volant. J’ai commencé à picoler après mon divorce et la séparation de ma petite Emilie. A trente cinq ans, j’étais déjà alcoolique presque au dernier degré. Mes seules fréquentations se résumaient aux amis que ma femme invitait à la maison. Un temps, j’ai sillonné les routes de la région avec mon taxi. Mais je n’étais pas fait pour mêler ma vie à celle de mes collègues. Exempté de service militaire en raison de complications psychiatriques, je fus renvoyé de mon emploi d’ambulancier parce que je buvais trop, J’avais quinze ans lorsque je choisis de couper le cordon ombilical. J’ai emporté avec moi le souvenir d'une mère adorée et la marque d'un père qui me corrigeait à coups de câbles métalliques et de chaussures à bouts renforcés. J’étais enfant unique et je n’ai pas connu la tendresse d’un enfant aimé ni désiré. J’aurais tellement voulu une petite sœur à chérir et consoler, Monsieur le commissaire ! Vous comprenez, j’étais si seul à parler aux murs, j’avais des cauchemars plein la tête, j’étais sujet à des hallucinations quotidiennes et la nuit, j’avais peur de m’endormir. L’obscurité m’était insoutenable, je veillais avec une lampe de poche continuellement allumée ce qui irritait davantage mon père qui me traitait de mauviette et me tabassait … »
Les policiers se regardaient de temps à autre : ils attendaient la faille pour enclencher leurs questions incisives, le bon déclic pour l’amener aux aveux sans le brusquer ni l’obliger en quoique ce fut ; ils le sentaient au bord de la délivrance. Cela faisait presque six heures qu’ils l’auditionnaient et il semblait ressentir quelque fatigue. Son visage avait pris une teinte livide, malgré la chaleur étouffante du bureau mais il résistait toujours à la pression. Mais les policiers savaient que ce n’était qu’une question de temps et de grande patience. Il avait besoin d’une oreille attentive et d’un regard bienveillant sur sa personne, chose qu’il n’avait pas eu depuis très longtemps voire jamais.
De connivence avec le commissaire, l’inspecteur prit le relais pour l’interroger…
Lucienne le 19.03.2016