Je tiens à témoigner de toute ma reconnaissance Monsieur Le Recteur Gérarld ANTOINE de l'ACADEMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES de PARIS qui, par l'intermédiaire de Monsieur F. SAMIER Secrétaire administratif de l'AMOPA envers lequel j'adresse mes plus vifs remerciements pour avoir transmis ma demande, m'a autorisé à publier dans mon site "Échos Poétiques" son article intitulé : "LA LANGUE FRANCAISE FACE AUX DEFIS DE LA MODERNITE". Cette chronique ayant fait l'objet d'une édition dans le site de l'AMOPA, je suis heureux aujourd'hui de vous en faire profiter en copyright. Vous en retrouverez, ci-dessous, l'intégralité.
LA LANGUE FRANÇAISE FACE AUX DÉFIS DE LA MODERNITÉ par M. le Recteur Gérald ANTOINE, Membre de l'Institut.
- "Mon premier mot sera de remerciement et - si vous le permettez - de compliments à l'Association culturelle des Administrations financières et à son président. Que des spécialistes et praticiens de l'Économie et des Finances aient le souci de la langue française et de ses capacités à répondre aux exigences de la civilisation actuelle et prochaine est, en soi, un très bon signe. Sans doute auriez-vous pu choisir un meilleur porte-parole; mais le sujet est à coup sûr du plus haut prix. Il est de surcroît doublement actuel, presque trop: le terme de « modernité », court les rues. Quant à la langue française, l'autre jour encore Alain Decaux, dans le Figaro, lançait ce cri;
"J'ai peur pour le français". Au demeurant, votre qualité de fonctionnaires rompus aux disciplines juridiques, administratives et comptables me fait une quasi-obligation de répudier le plan en trois parties de règle chez les rhétoriciens, et d'adopter, suivant le code en usage à l'ENA, un rythme binaire. Voici donc l'ordre que je vous propose :
I - Le français: une langue en péril, menacée à la fois : a - de l'extérieur b - de l'intérieur II - Où chercher les remèdes ? a - D'abord du côté des usagers b - Ensuite et surtout du côté des responsables de la Politique et de l'Économie.
I - UNE LANGUE EN PÉRIL
a - Crise externe
L'ère de « l'universalité de la langue française » est révolue. Nous sommes entrés dans celle de l'universalité de la langue anglaise. Soyons plus précis: le français n'est plus la langue de communication partout entendue et reconnue, y compris dans les domaines des sciences, des techniques, de l'économie - c'est-à-dire dans les secteurs-clés de la civilisation moderne. Il a cédé la place à l'anglais. Longtemps titulaire d'une chaire d'histoire de la langue en Sorbonne, je peux bien recourir à une référence historique. Cette perte de crédit du français se situe dans le droit fil de l'évolution, telle que l'avait dessinée l'Allemand J.-C. Schwab, de Stuttgart, lauréat du Prix de l'Académie de Berlin, ex aequo avec le Français Rivarol, en 1784.La dite Compagnie avait mis au concours un sujet resté gravé dans les mémoires: «
L'Universalité de la langue française ». Je relève au passage une incorrection non point grammaticale, mais morale, trop habituelle à nos compatriotes: nous faisons gloire à Rivarol de son brillant Discours; mais nous faisons peser un silence opaque sur celui de Schwab, pourtant mis avec raison par le jury berlinois sur un pied d'égalité avec Rivarol, et bientôt traduit en notre langue par un érudit chanoine de Dijon, Denis Robelot. Or, si Rivarol est plus alerte que Schwab, il est moins rigoureux que lui. Il omet de traiter la dernière des trois questions posées. Je les cite: «
Qu'est-ce qui a fait de la langue française la langue universelle de l'Europe ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ? Peut-on présumer qu'elle la conserve? » Seul Schwab s'applique à répondre sur ce dernier point, en ouvrant un éventail d'hypothèses très pertinentes. Jugez plutôt : «
Les autres langues qui sont en concurrence avec la langue française ne peuvent enlever à cette langue le rang qu'elle occupe que dans les cas suivants. il faudrait ou qu'elle vînt à s'altérer, ou que la culture d'esprit fût négligée dans la nation qui la parle. ou que cette nation perdît de son influence politique, ou que sous ces trois rapports une nation voisine reçût un accroissement proportionnel ». Mais ce n'est pas tout. Il précise pour finir : «
Ceci ne doit s'entendre que de l'Europe; car la langue anglaise peut. en suivant le rapport des accroissements de l'Amérique septentrionale. y acquérir un empire prodigieux ». Eh bien, un peu plus de deux cents ans se sont écoulés et nous voici, presque à tous égards mais surtout au dernier, dans l'exacte situation que Schwab avait présentée à titre d'hypothèse.
1 - La langue française, sans conteste, s'est « altérée » nous allons y revenir. Il convient seulement d'ajouter que ses voisines, soumises à des pressions comparables. se sont altérées de même, et peut-être davantage.
2 - Il est fort à craindre que « la culture d'esprit », pour parler comme Schwab, soit de plus en plus négligée par une large part de notre collectivité nationale. Toutefois, là encore, il ne s'agit sans doute point d'un mal exclusivement français. Les mêmes facteurs, avant tout sociologiques, exercent les mêmes effets pervers sur le concert des nations dans son ensemble, Il reste qu'aux yeux du monde la France avait, plus que les autres nations, d'impérieux devoirs à remplir dans les domaines de l'intelligence et de la spiritualité. C'est en cela que nous apparaissons comme plus coupables que les autres.
3 - Mais ce qui frappe le plus durement la France par rapport aux autres pays d'Europe, et beaucoup plus encore par rapport à ceux d'outre-Atlantique d'une part, d'Extrême-Orient de l'autre, c'est « la perte de son influence politique ». Nous avons laissé s'effriter, à un rythme accéléré, d'abord entre les deux guerres mondiales, puis de manière aggravée après la seconde, notre crédit politique au sens le plus large dans le monde. Or - il serait urgent d'en prendre conscience - la vitalité d'un idiome dépend de la capacité d'expansion politique, économique, scientifique, culturelle du pays où il se parle et s'écrit. Rivarol l'avait pour sa part magnifiquement perçu: «
Il arriva que nos voisins, recevant sans cesse des meubles, des étoffes et des modes qui se renouvelaient sans cesse, manquèrent de termes pour les exprimer : Ils furent comme accablés sous l'exubérance de l'industrie française, si bien qu'il prit comme une impatience générale à l'Europe, et que, pour n'être plus séparé de nous, on étudia notre langue de tout côté » .À mesure que l'industrie française a perdu de son « exubérance », de sa puissance de rayonnement. la langue française, du même mouvement, a vu se réduire d'autant ses capacités de « défense » et plus encore « d'illustration ».
4 - Cela posé. c'est à l'évidence la dernière prédiction de Schwab qui s'est inscrite et continue à s'inscrire le plus cruellement dans les faits. Elle n'est d'ailleurs que la manifestation. à l'échelle planétaire, du phénomène précédent: au fur et à mesure que l'Amérique septentrionale étend sur l'univers entier son empire (ou son emprise) dans l'ordre de la recherche et des réalisations scientifiques, techniques, militaires, etc., la langue anglaise qui s'y pratique. si altérée soit-elle, accroît à proportion son influence et sa diffusion. Pour m'en tenir à un simple facteur numérique, voici les chiffres que le tiens de mon confrère Jacques Dupâquier, grand démographe devant l'Éternel : selon le recensement de 1790 on comptait 3 920 000 Américains du Nord. Aujourd'hui ils sont 305 millions. La « proportion » est donc voisine de 1 à 100b.
- Crise interne
A l'époque où Rivarol et Schwab formulaient leurs diagnostics. le français écrit surveillé, et plus spécialement littéraire, continuait à vivre sur l'héritage de l'École classique. Nos grands écrivains du Siècle des Lumières, si divers par le tempérament et le style, s'employaient à faire fructifier ce trésor commun dans le respect des codes de grammaire et de rhétorique élaborés par la lignée de Malherbe, Vaugelas, Bouhours et leurs successeurs. Nulle menace d' altération ne prenait jour à l'horizon. Environ trente-cinq ans après, éclate la révolution romantique. Elle épargne toutefois l'architecture de la langue : rappelons-nous le mot d'ordre hugolien: «
Guerre à la rhétorique, et paix a la syntaxe ».Un demi-siècle plus tard surviennent les mouvements symbolistes : cette fois la turbulence s'étend hors du vocabulaire et touche la syntaxe et la prosodie. Encore quelques décennies, et le tohu-bohu du surréalisme atteint toutes les formes d'expression, franchissant les bornes de l'art et gagnant jusqu'à la place publique. Céline et ses épigones n'auront plus dès lors qu'à passer des altérations croissantes à l'abandon pur et simple de l'usage qui se croyait établi, au profit d'un mode d'élocution « absolument moderne », comme déjà disait Rimbaud. Souvenons-nous: désespérant des possibilités de fécondation du français écrit traditionnel, héritier épuisé de l'âge classique, Queneau en appelle à un «
néo-français » nourri le plus possible des ressources du langage parlé. Voici par exemple comment il s'exprime dans son Anthologie des Nouveaux auteurs réunis : «
Le français est une langue morte - et riche comme une langue morte - qui peut être utilisée encore pendant des centaines d'années comme l'a été le latin. Mais ce français langue morte a un rejeton qui est le français parlé vivant, langue méprisée par les doctes et les mandarins, mais qui a parfaitement le droit d'être élevée à la dignité de langue de civilisation et de langue de culture, comme autrefois le dialecte des cambrousards du Latium et le babillage des Carolingiens ». Et plus loin le père de Zazie se résume :
« Il s'agit d'élaborer une nouvelle langue ». Dans le même temps, les ébranlements politiques et sociaux successifs font que les niveaux de langue se brouillent, les libertés se répandent, - bref le français répond de moins en moins à l'idéal qu'il s'était fixé:
« la langue: en perpétuelle surveillance d'elle-même » (Mario Roques) semble désormais livrée à tous les dévergondages. Mais le plus grave (et qui, semble-t-il, n'a jamais été signalé) me reste à dire: d'évolutions en révolutions notre langue a fini par renier ce qui représentait, à tort ou à raison, aux yeux de l'Europe entière son génie propre, confondu avec celui de la Nation française: ordre, clarté, pureté, netteté. Or ce sont tout justement là autant de vertus hautement réclamées aujourd'hui, non plus par les lettrés, mais par les chercheurs, analystes, décideurs, engagés dans les voies du progrès scientifique, technique, industriel. N'est-ce pas là le comble de l'infortune?
II - OU SONT LES REMEDES ?
Un linguiste de haute stature, Gustave Guillaume, énonça naguère un axiome décisif : «
Ce n 'est pas le langage qui est intelligent, mais la manière dont on l'emploie ». J'ajouterai :
« et dont on le reçoit ». Cette mise au point vient heureusement rogner les ailes à un mythe vieux de trois siècles :
« le génie de la langue ». L'expression reparaît douze fois dans le "Discours" de Rivarol. qui s'évertue à inventorier les composantes de ce fameux génie :
« Sûre, sociale, raisonnable, ce n 'est plus la langue française, c'est la langue humaine ».
« Ce qui n 'est pas clair n 'est pas français ». Un siècle plus tard, Renan récidivera : «
"Le français c'est une langue libérale vraiment. Elle a été bonne pour le faible, pour le pauvre. Le fanatisme est impossible en français. j'ai horreur du fanatisme. je l'avoue, surtout du fanatisme musulman : eh bien ce grand fléau cessera par le français. jamais un musulman qui sait le français ne sera un musulman dangereux. C'est une langue excellente pour le doute... ». La phrase demande sans aucun doute à être complétée :
« ...quand c'est Renan qui l'utilise. Mais elle est aussi bien excellente pour affirmer et pour proscrire le doute, lorsque c'est un Bossuet qui s'en sert ! ». Conclusion pratique, pour en revenir aux remèdes propres à rendre à la langue française son audience et son efficience de jadis : ils ne sont pas à chercher dans la langue, mais chez celles et ceux qui la manient. Les uns appartiennent aux usagers du français que nous sommes tous - en particulier à ceux, parmi ces usagers, qui font profession de le diffuser, de l'enseigner, de le codifier. Les autres appartiennent aux détenteurs de pouvoir -et chacun le sait : à présent, plus encore qu'au temps de Rivarol, le pouvoir économique tend à l'emporter sur le politique.
a - Du côté des usagers
Il convient d'en distinguer pour le moins trois sortes : d'un côté le petit nombre de ceux qui sollicitent la langue à des fins de création littéraire - prose, poésie, théâtre, etc. De l'autre le tout venant de ceux qui l'emploient à des fins plus ordinaires, de simple pratique quotidienne. Entre les deux se situe un large corps intermédiaire, lui-même bigarré, comprenant ceux qui écrivent ou parlent pour convaincre, ou pour démontrer ou pour communiquer à un grand nombre (autrement dit les praticiens des médias), ou enfin pour enseigner. Des premiers que devons-nous attendre ? - On ne commande pas au talent, moins encore au génie. Ce qu'il faut souhaiter c'est que revienne le temps où la France produisait des génies littéraires en abondance. Il est clair en effet que la gloire des grands écrivains ne tarde pas à rejaillir puissamment sur le renom de leur langue et de leur pays lui-même. Aux usagers ordinaires, il faut recommander d'avoir le souci, le respect constant de la langue, élément essentiel du patrimoine commun. À cet égard les parents ont des devoirs envers leurs enfants : dans chaque famille, un quart d'heure quotidien devrait être consacré à une étude de langue menée par exemple à travers une page de dictionnaire, ou de grammaire, ou de grand auteur.
« Les corps intermédiaires », assurent, bien entendu, une part de responsabilité beaucoup plus grande. Parmi eux se détachent en première ligne - chacun le comprend - les spécialistes des médias tant écrits qu'audiovisuels et les maîtres des trois degrés. On est en droit, on a même le devoir d'exiger des premiers (les acteurs des médias) qu'ils manient une langue correcte, simple, claire. Correcte surtout. Voulez-vous deux illustrations, prises sur le vif de fautes manifestes ? L'une, empruntée à un Journal télévisé du 26 novembre, n'est pas de la variété la plus exécrable, mais elle reflète un vice qui se répand partout : l
a redondance, la superfluité. On nous parlait d'un attentat perpétré en Corse par
« télécommande a distance ». C'est oublier que le préfixe
« télé » signifie déjà
« à distance » ! Je vous disais que ce mal tend à se répandre partout. Maurice Allais, Prix Nobel d'Économie, m'en apporte bien involontairement la preuve. Je lis dans son livre sur la mondialisation qui sort ces jours-ci, à la page 72 :
« Les effets du libre-échange mondialiste ne se sont pas bornés seulement à un développement massif du chômage... ». À la page 215, le sous-titre: «
La France s'autodétruit elle-même ». L'éminent Maurice Allais rejoint ici exactement la charmante Carole Gaessler ! J'ai prélevé l'autre échantillon, beaucoup plus inquiétant, il y a deux semaines, sur un quotidien du soir pourtant réputé pour son sérieux parfois un peu professoral. Il s'agit à nouveau des malheurs de la Corse. Non seulement la phrase figure dans le corps d'un article, mais elle est reproduite en gros caractères dans un encadré: «
la Corse est camée aux subventions et à l'argent public et son dealer habite Paris ». Ni le terme d'argot
« camée », ni l'anglicisme
« dealer » ne sont en italique ; au surplus on peut se demander, vu le contexte, si
« camée » est employé au sens propre ou figuré. Nous voilà loin de la clarté française...Que dire maintenant aux maîtres de langue ? - En tout cas une chose. Puissent-ils retrouver le chemin du bon sens, cesser d'enseigner la grammaire normative - souvent dans quel jargon ! - aux élèves de moins de douze ou treize ans, la plupart imperméables à toute abstraction. Qu'ils leur fassent découvrir en revanche les ressources de leur langue, - celles d'abord du vocabulaire, celles aussi de sa distribution dans la phrase, par les voies le plus humblement concrètes : lecture, écriture, récitation, apprentissage continu de mots et de tours. À partir du second cycle du second degré viendra le temps d'initier à la grammaire, à son histoire et à ses normes les adolescents devenus capables non seulement de s'y astreindre, mais de s'y intéresser. Ajouterai-je ici un avertissement, fût-il sévère, a l'adresse d'une catégorie d'usagers toute particulière : celle qui est officiellement préposée à la défense de la langue française cohorte entre toutes valeureuse, mais trop souvent égarée par des directives malencontreuses. Quelles consignes sied-il donc de donner aux militants attitrés de la langue française ? D'abord bouter hors de leur vocabulaire le mot défense qui est ambigu, et ne retenir que les vocables . illustration, diffusion, rayonnement... Ensuite retrouver, eux aussi, les chemins du bon sens. Cela signifie: reconnaître franchement les besoins et les exigences de la modernité. Nommons-les : clarté, précision, rapidité. Nous sommes désormais à la recherche du temps non plus perdu, mais à ne pas perdre. Cela vaut au premier chef pour la langue, miroir de la pensée. Or, de ce point de vue, il faut bien l'admettre : l'anglais, comme idiome au service des sciences, des techniques, des affaires, l'emporte de plus en plus sur le français, grâce à ses structures propres, mais aussi au pragmatisme de ses utilisateurs, à commencer par les chefs de file dans les divers secteurs d'activité. Le hasard des rencontres m'a fait recueillir là-dessus des témoignages d'une cruelle concordance. Les uns appartiennent à des représentants de cette catégorie nouvelle née de la mondialisation: les cadres et dirigeants d'entreprises qui sautent dans la même semaine de New York à New Delhi pour parler de stratégie dans l'ordre de la recherche, de l'industrie ou du commerce. Leur diagnostic est invariable: l'anglais est un moyen de communication plus direct, plus net que le français. D'autres échos me sont venus du cercle aussi discret que compétent des interprètes de conférences internationales. J'ai surtout pris au vol cette formule:
« Le sens est beaucoup plus lent à obtenir en français qu'en anglais. » Motif :
« l'anglais est plus synthétique ; le mot anglais possède une autonomie sémantique plus forte que le mot français ». Faut-il détailler davantage ?
- Les atouts de l'anglais sont connus : syntaxe simple; morphologie allégée (une seule réserve : l'abus de verbes irréguliers, mais les locuteurs actuels ramènent tout au présent); création de mots aisée grâce en particulier au miraculeux suffixe -ing; goût de plus en plus prononcé pour les termes courts et les tournures directes. La langue anglaise d'à présent est a l'image de Perrette peinte par La Fontaine,
« légère et court vêtue... Ayant mis..., pour être plus agile, cotillon simple et souliers plats ».Le français, à l'inverse, adopte trop souvent de nos jours une démarche sinueuse, coupée d'incidentes, encombrée de circonstanciels. Même son lexique s'est appesanti. Je me bornerai, en fait d'exemples, à un bref coup d'œil sur ce dernier. L'informatique accroît tous les jours son domaine, et du même coup sa terminologie. Or nous constatons un triple échec du français. D'une part presque toutes les innovations technologiques viennent des Etats-Unis et reçoivent de ce fait un nom anglais. D'autre part, nos franciseurs à toutes forces, au lieu d'inventer un équivalent aussi court et si possible plus court que le terme anglais, proposent des mots, voire des groupes de mots plus étoffés: ceux-ci n'ont dès lors aucune chance de vaincre. Ainsi face à hacker: développeur de code; à web: réseau Internet. Il convient toutefois de noter quelques améliorations récentes. Par exemple: aux termes d'un décret du 18 janvier 1973 contenant une longue liste d'équivalents français mis en regard d'anglicismes à proscrire, nous étions priés de remplacer marketing par mercatorisation. Depuis lors, on a abrégé ce monstre en mercatique. Autre progrès sensible: nos terminologues proposèrent d'abord, à la place de bug: erreur de code. Mais ensuite, s'avisant de la présence. en français, d'un vocable quasi homonyme et lointainement synonyme, ils ont suggéré bogue, aujourd'hui largement adopté. Troisième facteur d'échec: nos équivalents français pèchent par excès de longueur non seulement dans l'espace, mais dans le temps. Ainsi Gérard Théry nous signalait-il, l'autre jour, que l'anglais back-bones, désignant certaines variétés de routes Internet transcontinentales attend depuis déjà plusieurs mois son équivalent français. S'il tarde encore, il arrivera mort-né. Qu'on me permette encore un conseil à l'adresse des préposés à la maintenance et à la bonne santé du français: soyez moins peureux, moins jansénistes, plus proches de Rabelais le vivifiant que de Malherbe le mortifiant. La langue est un organisme vivant, aussi longtemps que vivent ceux qui en usent. A ce titre, elle a besoin de se nourrir, sinon, elle s'affaiblit. Mais tout nutritionniste vous le dira: elle doit se nourrir avec modération et à l'aide d'aliment sains et bien assimilés.
b - Du côté des responsables de l'économie et de la Politique.
C'est à eux qu'il y aurait le plus à dire. La place me manque, mais par le fait il suffit de peu pour exprimer ce qui pèse de loin le plus lourd. Rivarol déjà cité nous avait superbement donné la clef du problème: la puissance économique, le prestige politique d'une nation font, pour l'essentiel, la richesse et le rayonnement de sa langue. Que nos chercheurs trouvent davantage et qu'avant les autres ils nomment leurs trouvailles; que nos entreprises produisent plus, mieux et à meilleur prix que les concurrentes étrangères; que nos responsables politiques s'adonnent moins aux plaisirs faciles, suspects parfois, des commémorations et des rétrospectives, qu'ils regardent plutôt droit vers l'avenir, avec l'ambition de libérer toutes les énergies créatrices et inventives, alors la nation revivra, et sa langue avec elle. Mesdames, Messieurs, vos attaches avec la grande Maison de Bercy me suggèrent pour conclure, d'emprunter à un ministre des Finances demeuré célèbre, auquel une solide biographie vient tout juste d'être consacrée: le Baron Louis. Que disait-il donc au Roi-citoyen son maître? -
« Faites-nous de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances ». Et bien aujourd'hui le grammairien, l'historien de la langue se doit de dire à nos dirigeants dans tous les ordres :
« Faites-nous de bonne politique, de bonnes finances, de bonne industrie, et - je puis vous l'assurer - nous vous ferons de bonne et belle langue française ».
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Revue n° 148 - 2e Trimestre 2000 (AMOPA)
© "Echos Poétiques" & "Tourbillons des mots" (2013).