LES FEMMES EN POÉSIE :
CONSTAT : HIER, AUJOURD'HUI, DEMAIN.
L'Art poétique est-il traditionnellement réservé aux hommes ? Cette architecture du langage, cette organisation esthétique des mots, cette poésie que l'on attribue à un paysage, à un regard, à une musique, serait-elle le privilège du sexe masculin ?
Est-ce à dire que le travail des femmes, leurs études, leurs aptitudes, leur condition sociale posent, encore aujourd'hui, des problèmes spécifiques ? Existe-t-il une poésie féminine véritable ?
Si on remonte l'Histoire de la Poésie à ses origines, depuis environ dix siècles, on peut mesurer à quel point elles demeurent minoritaires tout au long de sa longue chronique. Sans doute la poésie des femmes a-t-elle souffert d'une particularité sui generis, car reflétant d'une pensée, d'une sensibilité et d'une attitude devant la vie, propres aux femmes, plus fidèles à écrire dans la nostalgie de l'insouciance ou du bonheur, plutôt que de se consacrer à l'envol des années qui les inspire.
George Sand est sans doute l'une des seules à avoir redouté "l'éternel hiver" de son âme dans une prose que sa mélancolie a transformé en poésie. Mais rien, en tout cas, qui ne rapproche ou rappelle l'angoisse d'un Gérard de Nerval ou d'un Apollinaire.
La poétesse est certainement, à l'opposé de son double masculin, moins hantée par l'écoulement des heures qui ne reviendront plus, comme elle l'est tout autant que lui par la peur de la vieillesse physique. Son atout : la coquetterie qui l'empêche d'avouer cette inquiétude.
Aucune d'entre elles ne s'est jamais revêtue, ni reconnue, dans cette image dépeinte par Ronsard :
"Je n'ai plus que les os, un squelette je semble, Décharné, dénervé, démuselé, dépoulpé…"
Aucune ne se lamente comme Mathurin Régnier :
" À trente ans me voyant tout vieux…"
Quand Marceline Desbordes-Valmore affirme :
" Je sais qu'il m'abandonne, et j'attends et je meurs…"
C'est pure clause de style. Dans son esprit, comme dans celui de ses contemporaines, il s'agit, au travers de cette expression, de "désarmer" l'Homme en l'apitoyant.
La très romantique Elisa Mercoeur confiait, cependant, son désarroi sur un ton qui touche encore, tout comme Janine Couvreur, plus près de nous, qui devina peut être sa "brève rencontre" avec la vie. Cela tient probablement du fait que ces femmes poètes qui devaient connaître une mort précoce, eurent confusément la prescience de leur destin.
Les phénomènes sociaux et la politique, dont les responsabilités incombaient aux hommes, n'ont guère passionné les femmes poètes. Peut-on en imaginer une s'écriant sur le ton austère d'Agrippa d'Aubigné :
"Lève ton bras de fer… Frappe du ciel, Babel…"
Ou s'exclamant, tel Apollinaire :
"Ah ! Dieu que la guerre est jolie !"
Mais il arrive que cette folie humaine, qui engendre la guerre, inspire aussi de la haine et des larmes chez les femmes poètes. Louise Ackermann l'a honnis. Marie Noël montre son déchirement et son impuissance et en crie le désespoir :
"O vous que voici prenant ce perdu chemin de haine…"
Il n'en demeure pas moins vrai que les sujets de prédilection des poétesses ont été l'attente de l'enfant, le ravissement des premières contemplations, l'époux, fidèle ou volage dont elles ont parlé avec abondance. Cependant, il est à constater que l'amour maternel n'ayant pas d'histoire, a inspiré peu de poèmes qu'on serait en droit de le croire.
Sonia Kowaleswska, professeur à l'Université de Stockholm (1840 – 1891) déclarait avec amertume : "Malheur à la femme qui a mis, entre elle et l'amour, une individualité trop marquée et un métier d'homme : son travail est constamment entre elle et celui auquel devraient appartenir sans partage, toute ses pensées…"
C'est sans doute pour cette raison, en grande partie tout au moins, que la vocation littéraire, chez les femmes poètes, passe au second plan. D'aucunes s'y accrochent quand même pour oublier l'échec de leur vie sentimentale. Si l'on étudie de manière approfondie la vie de la plupart des poétesses, deux tiers d'être elles furent célibataires, veuves, mal mariées ou séparées de leurs époux. Ceci explique cela. Fascinées par le visible et le concret, les femmes ne sont sollicitées ni par l'onirisme, ni par le désir verbal issu de l'inconscient, comme ce fut le cas, par exemple, d'Apollinaire ou d'Antonin Artaud. Les poétesses surréalistes sont l'exception. En lisant Janine Couvreur, Andrée Chédid, ou encore Frédéric Frei et Nicole Houssa, on pourrait se demander si la fameuse prédiction de Rimbaud n'est pas en voie de s'accomplir : "La femme trouvera de l'inconnu… Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses…"
Il faut inscrire, à l'actif des femmes poètes; cette étonnante faculté, pourtant, de percevoir les plus subtiles sensations et de savoir parfaitement les exprimer en les combinant de manière sublime, ce qui a fait dire à Montherlant : "Les hommes ne sentent pas avec la même vivacité que les femmes".
Mais dans l'écriture des femmes réside encore l'émotion. Reconnaissons-leur ce pouvoir d'exalter la sollicitation affective, celle que l'on rencontre, par exemple, chez Eugénie Guérin ou encore Catherine Mansfield ou Céline Sauvage. Pour une Renée Vivien qui cisèle à merveille ses vers, combien de femmes poètes manquent de concision et de fermeté, pourtant. Un autre reproche qu'on pourrait leur adresser est ce manque d'autonomie et d'audace dans la conception d'une oeuvre. Le femme serait, selon observateurs, une imitatrice-née.
Madeleine de l'Aubespine imita Desportes ; Mélanie Waldor s'inspira d'Alexandre Dumas et Simone de Beauvoir, de Jean Paul Sartre, pour ne citer que ces quelques exemples. Aucune contemporaine de Baudelaire ou de Rimbaud n'a agi ou innové comme eux. Seules, quelques étrangères telles que Marie Bashkirtseff ou Marie Krysinska, doivent leur originalité à la lutte qu'elles ont soutenue pour s'affirmer en France.
Ce manque d'exigence des femmes poètes vis-à-vis de leur langage est certainement compensé par une étonnante diversité d'accents et de rythmes adaptés à la sensibilité. C'est finalement, et en tout état de cause, ce qui rend le niveau de leur poésie aussi élevé que celui des hommes poètes.
Louise Labé vaut bien l'un des poètes de la Pléiade ; Marceline Valmore peut être rangée, sans contestation, parmi les tout premiers romantiques, quoique certains en pensent ; et Marie Noël ne fait nullement piètre figure face à un Laforgue ou un Supervielle. A ces noms de femmes écrivains et poètes connus, on pourrait en ajouter bien d'autres aussi importants. On objectera, peut-être, qu'il est injuste de comparer à la poésie masculine des Villon, Hugo, Baudelaire et Rimbaud, celle des femmes qui compte si peu de poétesses... Bien que la chose ne soit pas certaine, car il est difficile d'établir, avec certitude, des chiffres exacts.
En fait les poétesses, jusqu'au XVIIe siècle, se souciaient peu de sa faire connaître. Etcela pour plusieurs raisons que je vais évoquer. A part, peut-être, quelques grands noms comme Anna de Noailles, ainsi que quelques autres qui s'entendaient fort bien, en parfaites gestionnaires de leur renommée, à faire sonner bruyamment les cloches de leur popularité. Mais il s'agissait là d'un tout petit aréopage de versificatrices. Il fallut, par exemple, beaucoup de persuasion aux amis et proches de Madame Deshoulières pour que celle-ci, pourtant très prolifique, finisse, après presque quinze ans de demande pressante, par réunir ses poèmes qu'elle publia en deux volumes. D'autres, telles qu'Hélène Picard, pour ne citer qu'elle, écrivaient des quantités de vers au dos de factures ou sur les morceaux de papiers volants qu'elle perdaient aussitôt. Et pourtant, quand parut l'oeuvre maîtresse d'Hélène Picard : "Pour un mauvais garçon" ce recueil fut épuisé quelques jours seulement après sa publication. Elle ne songea pas un instant à rééditer cet ouvrage que tous les bibliophiles et les lettrés de disputent encore aujourd'hui, et dont le moindre volume trouvé s'achète à prix d'or.
Reconnaissons, toutefois, que les poètes masculins ne se sont pas privés à minimiser ou à ridiculiser les oeuvres de leur consoeurs tout au long de cette longue période, ce qui n'a guère contribué à les faire sortir de l'ombre. Un Barbey D'Aurevelly se moquait facilement de leur "petit horizon d'idées", ainsi que de "leur génie sédentaire comme leur personne" entre autres petites phrases assassines.
Baudelaire a largement contribué à répandre cet état d'esprit, désireux de prouver la supériorité masculine d'écriture en se livrant à une attaque en règle contre les femmes poètes, quand il écrivait : "Ces ridicules masculins qui prennent dans la femme les proportions d'une monstruosité". Mais la palme revient certainement à Petit De Julleville qui affirmait haut et fort : "Les femmes sont plutôt faites pour inspirer ou pour consoler les poètes que pur rivaliser avec eux".
Une autre difficulté a souvent fait obstacle à l'engouement des femmes pour la poésie, outre le dédain des hommes pour leur production. Beaucoup travaillèrent dans l'anonymat, se réfugiant dans le pseudonymat par crainte de pénétrer dans cet univers littéraire, véritable jungle et labyrinthe. Elles publièrent, un peu contraintes et forcées, leurs poèmes sans les avouer, c'est-à-dire non signés.
Le XVIIe siècle est, par excellence, celui de l'anonymat, et certaines poétesses en arrivèrent à publier quantité de recueils sous des pseudonymes masculins.
Autrefois, mais ces critères s'appliquent également de nos jours, les femmes ne disposaient que de bien peu de temps pour peindre, écrire et se cultiver, absorbées par les tâches familiales.
Remontons, si vous le voulez bien, un peu dans le temps pour savoir ce qu'il en était de leur situation et de leur prestige, en ces époques reculées.
Au Moyen-Âge, par exemple, de nombreux prédicateurs rappellent constamment la méfiance que nourrissaient les plus frénétiques ennemis déclarés de nos Èves Poétesses; On pourrait citer Saint Paul et Tertullien. La femme est rabaissée dans tous les domaines. Mathéolus lance un pamphlet acrimonieux au sujet du mariage ; un pamphlet qui, hélas, connaîtra un succès qui perdurera au travers des âges, jusqu'au XVIe siècle. Dans son "Roman de la Rose" écrit en 1280, "les femmes se trouvent haineusement invectivées telles des "folles", des "vilaines" et même des "putes" par Jean de Meung. Ce fiel se retrouve, avec la même détermination, un bon siècle plus tard, tandis que dans son ouvrage "Le Miroir de mariage", Eustache Deschamps, les ridiculise, les considérant comme de simples menteuses, des recluses en leur demeure. C'est ainsi qu'est perçue la bourgeoise comme la paysanne.
Dans un tel climat, ce n'est que dans les couvents, à l'abri des regards indiscrets, que les femmes ont une possibilité d'enrichissement intellectuel dont vont profiter, entre le VIe et le XIIe siècle des femmes cultivées comme Sainte Radegonde, Sainte Hildegarde de Bingen et Héloïse, abbesse du Paraclet. Un tout petit nombre suivra, en six cents ans !
Le Midi de la France semble mieux loti, là ou l'amour courtois est chanté par les troubadours et par leurs sœurs appelées les "trobairitz". Ainsi se crée, très lentement, une nouvelle image de la femme, nettement plus favorable : celle de la femme objet de respect et d'adoration. Il est à noter que c'est dans cette région appelée aujourd'hui PACA que les Dames Provençales aiment s'entretenir avec des poètes qui les encensent, dans les cénacles. Peu à peu le mouvement se structure, se répand dans d'autres régions et gagne du terrain. C'est ainsi que dans la périphérie toulousaine règne Éléonore d'Aragon, Gabrielle de Coignard, issue de la noblesse toulousaine, tout comme Éléonore d'Aquitaine, à Poitiers, ou encore Ermangarde dans son empire de Narbonne. À partir de ce moment, un grand mouvement de reconnaissance est enfin en marche. Dans le Nord, de nombreuses cours princières ou seigneuriales abritent des talents féminins authentiques. C'est là, vraisemblablement, chez les Plantagenêts, que Marie de France eut l'occasion de développer, en toute liberté, ses dons, tout comme Marie de Clèves le fit auprès de Charles d'Orléans, sans oublier la célèbre Christine de Pisan devant la cour des rois de France et à celle des ducs de Bourgogne. Il est bon, je crois, de rappeler, que Christine de Pisan fut la première femme de lettres qui ait vécu totalement de sa plume. Si, cependant, à cette époque un odieux détracteur du sexe faible, en la personne de Jean de Meung, soutenu par Jean de Montreuil, Prévôt de Lille, et loué également par Gontier Col, secrétaire du Roi, s'acharne encore sur les préjugés, heureusement que le théologien Jean Gerson, soutenu en sa tâche par le maréchal Boucicaut, combattent de toutes leur force ces détracteurs en créant un ordre de chevalerie destiné à défendre les femmes écrivains. Tous deux offrent leur appui à Christine de Pisan, l'unique femme qui, au Moyen-Âge, ait milité pour ses sœurs. Mais Christine dérangeait car elle savait mettre intelligemment l'accent sur l'essentiel de ce que devait acquérir toute femme, à savoir : l'instruction, la connaissance de la procédure, le sens des responsabilités morales ; ce qui paraissait impensable jusqu'alors, tant la main mise par les hommes était prépondérante et se voulant incontestable.
Pour propager ses idées féministes, il ne se trouva qu'un homme, bien isolé, Martin Le Franc. Son fameux "Champion des Dames", panégyrique impressionnant de vingt-quatre mille vers, allait servir de modèle à ceux qui rédigèrent maints écrivains à partir du XVIe siècle.
La reconnaissance de l'écriture féminine s'accomplit très lentement. Comme nous venons de le voir, les détracteurs, tout au long des siècles, ne baissèrent pas les bras, attaquant tous azimuts. Des pamphlétaires cruels à la plume acerbe tels que Jean de Marconville ou Gratien du Pont, attisent durant le XVIe siècle cette querelle malsaine envers les femmes écrivains. Les textes corrosifs de Rabelais, ainsi que de Montaigne, étaient impertinents, malgré leur habileté à manier la plume. Le "Tiers livre de Pantagruel" condamne en termes que l'on peut qualifier d'obscènes "la coquette de la cour" ainsi que le "bel esprit", et renvoie ni plus ni moins les femmes aux besognes subalternes. Quelques trois décennies plus tard, les "Essais" ne leur font pas davantage confiance.
Fort heureusement, les œuvres d'Érasme, de Symphorien Champier et de Cornélius Agrippa de Nohescheim, différaient sensiblement, eux, qui argumentèrent, dès le début du XVIe siècle, en faveur de l'idée d'une égalité correspondant à l'unité humaine.
Il faudra attendre que les poétesses, s'éloignant un peu de leur propre écriture, se consacrent à l'étude du latin et du grec, traduisant quelque belles et immortelles pages de ces "Trésors de la mythologie" pour qu'on leur ouvre, enfin, les portes de l'Académie.
Il s'agissait de "L'Académie du Palais", placée sous l'égide de Charles IX, puis de Henri III. Ce fut le premier Institut où cohabitèrent, aux côtés de Ronsard, Pontus de Thyard, Jean Antine de Baïf, Philippe Desportes, Amadis Jamyn et Jean Dorat, des "Académiques" (comme on les surnommaient à l'époque), parmi lesquelles s'illustrèrent brillamment Catherine de Retz, duchesse de Clermont. Celle que l'on surnomma aussitôt la "dixième muse". Cette honorable femme était aussi docte que douée. Elle maîtrisait plusieurs langues, et l'on n'hésitait pas à faire appel à ses talents d'interprète lors de la venue d'ambassadeurs polonais venus saluer le roi. Elle traduisait, avec un incroyable brio, des discours sur-le-champ, du polonais.
Peu à peu, les cours princières s'enorgueillirent, à leur tête, d'une animatrice réputée. C'est ainsi qu'on retrouve Marguerite d'Autriche, à Malines ; Marguerite de France, à Turin, Marguerite de Navarre (la sœur de François Ier) et également Marguerite de Valois, (épouse d'Henri IV).
Jouissant pour la première fois de leur prestige, les femmes écrivains ne se soucient pas de réclamer leurs droits à coups de traités ou de discours. C'est tout au plus si leur poésie se fait timidement revendicatrice. C'est l'époque ou Nicole Estienne se permet de riposter avec à-propos et impertinence aux diffamantes "Stances" de Desportes, contre le mariage et contre l'idée du couple. Le pauvre homme en sera déstabilisé.
Sœur Anne de Marquets en profite pour, à son tour, sermonner vertement les hommes dans un distique dont le sens n'échappera à personne :
- "De nous blasonner donc cessez dorénavant :
N'enviez nos honneurs, contentez-vous des vôtres…"
Le véritable tournant, si l'on peut dire, l'atout essentiel, pour les femmes, c'est l'avènement de la Renaissance, avec tout ce que comprend son idéal de liberté et d'humanisme. On peut citer jusqu'à vingt femme, au moins, parmi lesquelles figurent, au premier plan, Louise Labé, Diane Symon, Jeanne Gaillarde, les deux filles de Maurice Scève, et Nicole Estienne.
Le véritable règne des femmes commence avec le XVIIe siècle. Jamais, auparavant, la femme écrivain n'a été plus revendicatrice, plus remuante, pour défendre sa cause, qu'à l'époque de la "Fronde", entre 1648 et 1653. On n'est pas prêt d'oublier la revue à grand spectacle organisée et offerte par la "Grande Mademoiselle" à Orléans, où elle prit la tête des révoltés, et à Paris, où elle fit tirer le canon à la Bastille. Mesdames de Montbazon, de Chevreuse et de Longueville s'immiscent dans les intrigues politiques.
Cependant les hommes ne veulent pas désarmer. De violentes satires parurent, dès le début du siècle. L'un des plus célèbres fut "L'Alphabet de l'imperfection et malice des femmes", de Jacques Olivier, dont chaque lettre était la première d'un défaut féminin. Les attaques les plus rudes devaient être déclenchées par les "Classiques", et pas des moindres, puisque y participèrent : La Fontaine, Molière, Boileau et La Bruyère (dans une moindre mesure).
Mais ces coups bas sont un peu comme des coups d'épée dans l'eau, assénés après 1660, tandis que les femmes ont acquis un statut, et déjà récolté dans "leurs salons" une large part d'avantages. Leurs beaux surnoms : Sténobé, Dalmotie u Nidacée (qui n'est autre que Ninon de Lenclos) courent toutes les lèvres. Elles habitent, généralement, dans le quartier du Marais, place des Vosges ou rue Saint-Thomas-du-Louvre.
Avec la réforme des mœurs, le langage se métamorphose, lui aussi, sous l'impulsion, notamment, de Madame Desloges ainsi que de la Vicomtesse d'Auchy, qui était l'amie de Malherbe. Naquit un autre de ces salons mondains sous leur impulsion, appuyées en cela par une troisième dame : Catherine de Rambouillet. Grâce à elles trois, les genres poétiques se diversifient. L'énigme et la métaphore succèdent au "rondeau" qui, jusqu'alors, était à peu près la seule forme poétique.
Les bourgeoises se mettent également à recevoir, tout en s'intéressant à la poésie féminine. Paris, Bordeaux, Poitiers, connaissent aussi leur "sénat" féminin. Si bien que l'une de ces femmes savantes prit la téméraire initiative de fonder une sorte d'Académie portant le noble nom de "Chevaliers et Chevalières de la bonne foi". Il s'agissait de démontrer, une fois pour toutes, la supériorité ou, tout au moins, l'égalité des femmes par tous les moyens. L'instigatrice de ce mouvement, pour le moins curieux à l'époque, n'était autre qu'une illustre inconnue : Antoinette de Salvan de Saliez, originaire d'Albi, qui n'avait jamais quitté sa douce et tiède province quand elle se décida à écrire à monsieur Guyonnet de Vertron, personnage très en vue et très infulent à Paris. Elle lui détailla le plus méticuleusement possible son projet. En guise de conclusion à sa requête, pour le moins osée, elle ajoutait : "En seront bannis les prudes, les snobs ainsi que les sévères, homme ou femmes."
Et monsieur de Vertron, séduit par cette proposition, accepta à condition d'en faire partie. Il se décrivit, à cette intention, de la manière suivante : "Je ne suis ni beau, ni laid…je danse et touche le luth joliment…en un mot, je suis passable."
Il fut merveilleusement accueilli, comme cela se conçoit, et composa même, dans l'esprit du "Cénacle" : "La nouvelle Pandore" (1698), un recueil réunissant une écrasante majorité de poétesses. Dans cette importante anthologie, il réunit les plus brillantes "muses françaises", et les plus "illustres dames" appartenant à "l'Académie des sciences, de littérature et d'art", fondée en 1599.
Jamais, jusqu'alors, les femmes poètes ne s'étaient vu accorder une place aussi importante et méritée dans la société. Dans la foulée, suivirent d'autres ouvrages comme "Délices de la poésie galante" ou encore "Poésies choisies". On y relève presque quinze pour cent de collaboratrices. Une grande majorité d'entre elles sont titulaires de diplômes obtenus à des concours littéraires, comme mademoiselle Canu, la baronne d'Encausse. Dans le même temps, une autre "Académie", celle d'Arles, accepte sa première académicienne en la personne d'Antoinette Deshoullières. Une immense victoire pour les femmes poètes et écrivains.
Louis XIV, en personne, octroie des pensions et des récompenses aux femmes talentueuses (surtout celle qui chantaient en vers ses exploits ou ceux de sa famille). C'est le début d'une nouvelle ère : celle où les poétesses peuvent enfin vivre de leur plume, à l'instar de madame de Villedieu qui publiera une quinzaine de volumes. Au même moment, plusieurs romans de madame d'Aulnoy sont traduits dans d'autres langues. Aucune femmes de "La Belle Époque" ne s'est affirmée avec autant de vigueur comparable à celle que mit Jacqueline Pascal à entrer à "Port-Royal", et ce malgré l'hostilité des siens.
Les poèmes d'amour de madame de la Suze, nés d'une expérience amoureuse, valent largement les écrits de George Sand. De son côté, madame de Saint Balmont compose avec une frénésie hallucinante quantité de poèmes érotiques et bachiques, tandis que madame de Saint Balmont commet une pièce vertueuse. En dépit de cet affranchissement, et malgré la formation que leur donnent les Ursulines et les Augustines, les contours de la poésie féminine manquent encore de consistance, de rigidité et de cohérence. Elle est trop spécifique, trop figée dans la valeur des droits de l'individu. Mais aucune femme poète ne se révolte contre ces lacunes, se contentant de leur statut et d'une certaine reconnaissance.
Madame de Maintenon tentera bien d'appliquer le système laïque à Saint-Cyr, mais devant une telle vague d'individualisme, elle se sent obligée de le supprimer, à son grand regret. Mais le mouvement féminin est en marche, et rien ne pourra l'arrêter. Sous Louis XV, les femmes elles mêmes lancent les écrivains, n'hésitant pas à dépenser leur avoir pour les publier, et même à intriguer en leur faveur.
Les femmes se révèlent donc omniprésentes. Elles ne restent pas seulement l'objet du désir, mais deviennent, ou redeviennent sans doute, actrices du désir. Elles ne se contentent plus d'être ces êtres passifs assis au coin du feu se souvenant les merveilleux sonnets de Ronsard et déplorant l'indifférence ; ainsi que l'insolence avec lesquels elle les reçut. Elles s'épanouissent, elles vivent, mais elles combattent aussi. Ces femmes dont, plus tard, Aragon dira qu'elles sont "l'avenir de l'homme".
En 1804, Fortunée Briquet édite un "Dictionnaire historique", littéraire et bibliographique des femmes écrivains et poètes françaises, avec en frontispice de l'ouvrage son propre portrait, visage un peu poupin, épaules étriquées, mais regard déterminé. Durant près de quatre ans cette cocasse petite personne, dont on ne parle plus de nos jours, a compulsé avec acharnement une quantité impressionnante de biographies et de recueils pour produire un travail exhaustif et plein d'intérêt.
On assiste à une floraison d'ouvrages qui vantent l'activité intellectuelle des femmes de lettres. Les parutions se multiplient. Ainsi, l'abbé Goujet, en 1741, dans "Bibliothèque française" leur apporte maints encouragements. Même des journaux sont crées à leur intention. On peut citer, parmi les plus populaires de l'époque, "Bibliothèque des femmes", ou encore "Le journal des dames". L'abbé Riballier, syndic de la Faculté de théologie de Paris, propose même, en 1785, la création d'un enseignement mixte depuis l'école jusqu'aux universités, ce qui était inconcevable jusqu'alors.
Dans les concours poétiques une révolution s'opère ; les distinctions ne cessent de croître. L'Académie des jeux Floraux octroie pas moins de quatre prix de poésie à Marie-Claire Catellan, et l'Académie française attribue pour la première fois de son histoire, son prix "Montyon" à une femme : madame d'Épinay, en 1783. Madame de Villeneuve, qui vivait de sa plume, auteur de ce magnifique conte qui a enchanté notre enfance : "La Belle et le Bête", publié en 1757, fait paraître une bonne dizaine d'ouvrages ; madame de Salm-Dyck en publiera trente. Quant à madame Leprince de Beaumont, ses quelques soixante-dix volumes lui font battre le record féminin de l'édition. N'oublions pas, au passage, madame Bourette, qu'on surnommait la "Muse limonadière" car elle tenait le fameux "Café allemand" de la rue de la Croix-des-Petits-Champs, et qui composa un recueil d'ouvrages en vers et en prose en 1755, tout en veillant, en gestionnaire avisée, à la prospérité de son commerce florissant. Elle n'hésitait pas à déclamer ses poèmes devant les clients. Pour la petite histoire, il n'est pas inutile de préciser qu'elle envoyait des poèmes fort déliés et malins aux clients impécunieux ou négligents, les sommant de payer "sans délais", "sans excuses".
Les poétesses osent enfin manifester leur mécontentement aux hommes, quels qu'ils soient. Avec ironie féminine et "gentillesse" ; un peu comme Marie-Anne Ferandière, originaire de Tours, marquise très rousseauiste, se faisant une idées idyllique de la vertu et de la nature, et Égalitariste convaincue, disant que l'homme ayant pour lui toute la raison doit être indulgent aux dépends des femmes, affirmant même avec colère et détermination à l'endroit d'un poète déconseillant aux femmes d'écrire :
- "Et qui nous refuse l'esprit
Peut bien nous refuser une âme".
Mais la plus acrimonieuse, la plus dynamique de ces féministes poètes fut certainement la princesse de Salm-Dyck qui, ni plus ni moins, propose de singer les hommes :
- " C'est en les imitant qu'il faut nous venger…"
Elle va même, dans une Épître adressée directement à Napoléon, en 1810, protester, et avec un courage exceptionnel pour son temps, dénoncer les articles du Code qui assujettissent la femme. Bel exemple d'émancipation.
La Révolution voit se créer des "Clubs féminins". Mais ils seront fermés dès la chute de Robespierre. Sous la Convention, nouvel effet rétrograde : le sexe faible ne jouit d'aucun droit politique et n'a plus voix au chapitre des "affaires publiques". Mais avaient-elles jamais vraiment disparu ?
En 1835, une certaine Eugénie Niboyet crée "L'Athénée des dames", cercle exclusivement féminin où l'on peut suivre un programme d'études supérieures. Louable entreprise. On est en droit de s'émerveiller que la liberté des femmes de lettres soit née… malgré elles, somme toute.
Les lecteurs de l'époque sont fascinés par le droit qu'elles s'arrogent, par leur courage aussi, ainsi que leur façon de penser ou d'aimer sans l'assentiment d'une partie de la société. Cette période coïncide avec celle où se répandent les romans de George Sand.
Au XIXe siècle, les étapes d'un affranchissement voulu par quelques hommes d'état équitables et par quelques vaillants pionniers s'accélèrent. À partir de 1866, les écoles d'enseignement primaire ou supérieur pour filles se multiplient. Cependant, Mgr Dupanloup déplore que l'instruction qu'on y dispense soit encore insuffisante et bien superficielle. Il faudra attendre la loi de 1880, défendue par Camille Sée (fondateur de l'École normale supérieure de Sèvres) pour que soit inauguré l'enseignement secondaire pour les femmes. Certaines conquièrent avec énergie et talent leur droit de faire des études universitaires et d'occuper, ainsi, des postes importants jusqu'alors réservés aux hommes.
Julie-Victorine Daubié, en 1862, sera la première bachelière de France. À force d'user la résistance du ministre de l'Instruction publique de l'époque, monsieur Roulland, elle passe son baccalauréat à l'âge de trente-sept ans.
Les poèmes retracent plus hardiment ce cheminement de la femme en elle-même, puis hors d'elle-même, regard largement ouvert sur le monde et sur l'avenir. Ils sont si nombreux qu'il faudra les réunir en deux tomes volumineux. Ainsi, jusqu'en 1914, c'est la période de l'éveil : contemplation étonnée du cœur et d'une intelligence dont on peut, enfin, user librement. (Anne de Noailles). Prise de conscience qui provoque bientôt une certaine révolte dans le seul domaine où la femme puisse choquer : l'aveu de la sensualité, de l'homosexualité, de l'anti-maternité, où s'illustrèrent Marie Dauguet, Nathalie Barney, ainsi que Lucie Delarue-Mardrus.
La première guerre mondiale, qui arracha des milliers d'hommes de leur foyer et de leurs activités, faisant un million et demi de morts, force les femmes à assumer des responsabilités qui hâtent leur mûrissement et les conduisent vers l'égalité morale et juridique. Leurs œuvres, à partir de ce moment là, se débarrassent d'un certain ton revendicateur. Elles vont même jusqu'à s'aventurer dans les domaines de l'irrationnel ou de l'onirisme dont maints complexes leur barraient l'accès.
Bientôt, Catherine Pozzi, Raïssa Maritain, Simone Weil, brûlent les étapes de la spiritualité pour s'élever dans le ciel de la poésie pure. Céline Arnaud, quant à elle, s'aventure sur les routes vertigineuses du surréalisme pour une quête jamais tentée, auparavant, par une femme.
On est bien loin du temps de cette communauté dont l'élite déclarait si souvent : "Une meilleur condition légale ne peut rien vous apporter. La politique n'est pas votre affaire. Dans la mesure où votre foyer n'en souffre pas, vous pouvez vous instruire, mais il est des domaines où vous n'y réussirez jamais".
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Qu'en est-il de nos jours, qu'en sera-t-il demain ?
On sait que l'édification d'une œuvre suppose un dynamisme que l'homme, astreint à la lutte et à la compétition, a beaucoup plus l'occasion de développer. L'homme agit, la femme subit, attitude qui n'a rien d'avilissante mais qui régit certaines contraintes féminines, et qui fait partie de son rôle d'épouse et de mère. Cependant, ces exigences ralentissent la progression artistique et l'épanouissement de la femme.
L'accession à l'indépendance de ces dernières années s'est pourtant considérablement accélérée et s'est accompagnée d'un prodigieux accroissement en quantité et en qualité de la production littéraire féminine, ce qui se traduit par une multitude de talents d'une compétence formelle jamais égalée.
Les plus éminents sociologues hésitent pourtant à se prononcer, et sont très partagés sur les bienfaits de l'égalité.
"Il serait fou d'ignorer les signes qui nous avertissent que les situations vers lesquelles les femmes sont actuellement poussées par leur propre curiosité et les tendances développées par un système éducatif commun aux deux sexes sont mauvais à la fois pour les hommes et pour les femmes", a écrit Margaret Mead. Quant à Hélène Deutsch, elle conclut l'un de ses ouvrages les plus importants en ces termes : "L'obtention par la femme d'une complète égalité sociale ne sera salutaire à elle-même et à l'humanité dans son ensemble que si, en même temps, elle trouve pleinement les moyens d'épanouir sa féminité et son esprit maternel".
Pour Betty Friedan, "seul un travail créateur permet à la femme, aussi bien qu'à l'homme, de se connaître en tant qu'être humain." C'est un peu le règne de la confusion. On ne sait plus, en fait, s'il faut "singer" l'homme, abattre ses prérogatives en même temps que le régime qui les fait triompher, ou bien demeurer les gardiennes d'un foyer que les appareils ménagers rendraient de plus en plus paradisiaques.
Le droit de se promener en jeans, cigarette aux lèvres, portable à l'oreille, de se satisfaire de liaisons passagères et de travailler loin du logis paternel, fait naître un mortel ennui dont les héroïnes de poésie féminine nous rabattent les oreilles. Mais que penser du retour aux normes d'antan ?
Réduire le temps des études, se marier et avoir des enfants au plus tôt, ainsi qu'on le propose, paraît-il en Amérique, ne vaut guère mieux. L'idéal de la pondeuse et de la couveuse, exalté par la publicité et l'opinion publique ne crée qu'in satisfaction : un nouveau bovarysme qui donne beaucoup de mal aux psychiatres. Dans l'état actuel de la société, on ne boit pourtant pas comment il serait possible de concilier les rôles d'épouse, de mère, de travailleuse, de ménagère et de femme.
"C'est un conflit affreux dans lequel une femme est littéralement déchirée, coupable, quoi qu'elle fasse, soit envers son enfant, soit envers son travail, et où elle use monstrueusement sa jeunesse, sa résistance et ses nerfs", écrit Ménie Grégoire.
Ce sujet de remords et d'angoisse inspirera peut-être les femmes poètes d'aujourd'hui de faire voir les remous de leur âme sans cesse divisée et recréée dans la difficulté de vivre. Ce problème de la femme, aussi complexe peut-être que celui du peuple juif, sera-t-il jamais résolu ? En tout cas, sa solution ne se trouve pas sur la voie d'un féminisme agressif, mais sur celle d'une patiente compréhension s'établissant entre l'homme et la femme. C'est alors que celle-ci "vivra pour elle et par elle, comme l'avait prédit Rimbaud. Pour Aragon elle est "l'avenir de l'homme". La poésie des contemporains, dépourvue de toute trace d'antagonisme entre les sexes, montre qu'on s'achemine vers cet état d'esprit.
Les avantages récemment conquis rendent les femmes poètes moins occupées de leur affranchissement ; plus aptes à prospecter, avec la même curiosité que leurs compagnons, les espaces de l'inconnu métaphysique, scientifique et imaginaire, et à en rapporter les trouvailles et les échos dans un langage sans défaut. Si bien que l'on se demande si les différences de réactions et d'inspiration que l'on a observées jusqu'ici ne vont pas disparaître, se confondre. Peut-être, un jour plus ou moins proche, n'existera-t-il plus de poésie féminine, mais une poésie tout court.
Le constat actuel est qu'en France trop peu de femmes sont publiées. Ce n'est pas vrai partout. Ainsi, au Québec, les femmes poètes sont au moins aussi nombreuses que les hommes. Il en est de même dans plusieurs pays d'Europe. L'image de la femme poète évolue chaque jour. Il serait temps que les éditeurs lui consacrent la place évidente qu'elle mérite dans notre société. Le poète, lui-même, n'est-il pas inspiré par une muse ?
ANDRÉ
© Échos Poétiques 2005.
- Sources : "Dictionnaire des femmes célèbres". Lucienne Mazenod et Ghislaine Schoeller.
Robert Laffont. 1992.
- "Le livre d'or des femmes". (1870)
- "La poésie féminine". Jeanne Moulin. Seghers. 1966. .