André Laugier
Messages : 7157 Date d'inscription : 25/01/2015 Age : 82 Localisation : Marseille
| Sujet: L'Intertextualité (Essai) 1 Ven 1 Mai - 11:16 | |
| L'INTERTEXTUALITÉ
PLAGIAT OU ÉCHOS DE MÉMOIRE ? PREMIÈRE PARTIE :
L’intertextualité pourrait se définir, pour la limpidité du terme, et dans sa plus simple représentation, comme l’idée corroborée que tout s’appuie, en écriture, dans l’art, consciemment ou non, sur les bases que nul texte ne peut s’écrire indépendamment de ce qui a été déjà consigné dans notre mémoire par des écrits antérieurs émis par d’autres auteurs et que notre plume se nourrit, à notre insu, de tout texte qui l’a précédé. Voilà pour la définition élémentaire.
Comme disait Bakhtine, dans sa « théorie de la littérature », éditions du Seuil, 1965, page 50. - "Notre pensée ne rencontre que des mots déjà occupés, et tout mot, de son propre contexte, provient d’un autre énoncé déjà marqué par l’interprétation d’autrui."
Notre mémoire a cette faculté, dans les méandres de son acuité sensorielle, d’un eidétisme nous permettant la reviviscence, autrement dit l’éveil d’états de conscience déjà éprouvés....
On peut distinguer deux sortes d’intertextualité:
-« L’intertextualité aléatoire » qui pourrait se traduire par la simple relation qu’établit le lecteur potentiel entre des textes que sa mémoire et ses connaissances enregistrent et lui présentent à l’esprit.
-« L’intertextualité obligatoire », autrement dit celle qui, dans un texte, laisse une trace « indélébile » dont l’évocation est nécessaire pour la lecture.
Il faut, toutefois, noter que ce second mode d’intertextualité pose, en certaines circonstances, le problème du « plagiat » ou de « l’emprunt. Il peut y avoir, bien entendu, et il ne faut pas le négliger, dans certains cas, un rapprochement que l’on pourrait considérer comme ludique et volontaire. On retrouve cela surtout en poésie.
C’est pourquoi il me paraît indispensable de faire une parenthèse avec cet éternel retour des mots, des pensées, des citations, des expressions et des anecdotes que l’on rencontre dans le plagiat.
Reconnaissons-le, tout mot, depuis que le monde existe, chacun copie sur l’autre, imite, pastiche, emprunte, s’inspire, vole (ce qui est plus grave) ou plagie.
Jean Giraudoux est on ne peut plus clair sur le sujet quand il écrit : -« Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue ».
Térence l’affirmait déjà, plus d’un demi siècle et demi avant notre ère : -« Rien n’est dit qui n’ai été dit ».
Rendre à César ce qui est à César est indiscutable sur le plan déontologique, mais, sincèrement, en quelle vertu et de quel principe devrait-on également accorder au simple et médiocre écrivain venu un droit exclusif sur son ouvrage ?
Les idées n’appartiennent-elles pas à tout le monde ? Qui peut en revendiquer la paternité puisque nous travaillons tous dans le même sens, en ce qui concerne l’écriture. Je réponds : personne !
Toute idée viendrait-elle trop tard, pour nous contemporains, et depuis qu’il y a des hommes qui cherchent, qui réfléchissent et qui écrivent ?
Le cynique Piron ne craignait pas, en quelques vers, d’exprimer fort joliment ce concept et d’égratigner les hommes d’esprit quand il écrivait :
- « Nos aïeux ont pensé presque tout ce qu’on pense - Leurs écrits sont des vols qu’ils nous ont fait d’avance. - Mais le remède est simple : il faut faire comme eux : - Ils nous ont dérobé…dérobons nos neveux ! »
Historiquement, le plagiat s’est toujours pratiqué et sous toutes ses formes, même si certains auteurs en minorent le principe avec force argumentation à l’appuie, ils n’en sont pas moins à l’abri, eux-mêmes, rare étant l’improbable dans une telle accusation.
Virgile n’a-t-il pas copié quelques vers de l’œuvre du poète Quintus Ennius ? Shakespeare, lui même, le grand Shakespeare n’a-t-il pas utilisé de vieux canevas de drames ? Et Molière s’est bien inspiré des comédies de Plaute et de Térence, ainsi que La Fontaine des fables d’Esope, tout comme Corneille et Racine ont porté sur la scène française les principaux thèmes des grandes tragédies grecques ou latines.
De nos jours on peut retrouver dans l’un des « Contes » de Pound un long fragment de « L’Odyssée », lui servant d’introduction. Il est indéniable que l’œuvre de T.S Eliot reproduit des vers de Goldsmith, de Baudelaire et de Verlaine. Tout comme Michel Butor, dans « Intervalle », dissémine, tout au long de « son œuvre » des fragments de « Sylvie », de Gérard de Nerval. Mais Butor contourne à son avantage le problème en ne démarquant ni ne référençant les passages cités, ce qui, soit dit en passant, mutile le texte originel de Nerval, privé ainsi de son identité.
Le plagiait, ici, est donc représenté comme un travail de « correction de texte ». On s’approprie l’œuvre d’un auteur en en renversant la signification. (Belle pirouette !)
Ainsi, dans cet ordre d’idées, « Les poésies » offrent le décalque négatif, pourrait-on dire, des maximes de Pascal, de la Roche Foucauld ou de Vauvenargues. Un seul qualificatif pour ce genre d’exercice : l’œuvre est « manipulée ».
Les « Chants de Maldoror » constituent l’un des summums du « plagiat », Lautréamont s’appropriant des pans entiers de discours, sans aucune pudeur.
L’œuvre, comme on peut s’en rendre compte, n’est donc pas forcément la pure création de l’écrivain ; à la limite, son intervention se réduit à la combinaison des fragments qu’il a récupérés. Sa nécessité, par conséquent, n’est pas préalable à sa réalisation.
Je pense, néanmoins, que dans les cas précités, les œuvres qui ont servi de source d’inspiration ont été transcendées, pour certaines, et magnifiées par le génie de grands auteurs et n’ont plus grand chose à voir avec les productions originelles, si ce n’est l’exception pour « Les chants de Maldoror. »
Un exemple suffira. Dans son épigramme contre Fréron, le quatrain suivant, admirable modèle d’assassinat par correspondance, a consacré Voltaire au panthéon des écrivains satiristes :
- « L’autre jour, au fond du vallon - Un serpent mordit Jean Fréron ; - Devinez ce qu’il arriva ? - Ce fut le serpent qui en creva. »
Bravo monsieur Voltaire pour ces vers spirituels…mais un siècle avant Voltaire, on pouvait déjà lire dans « Epigrammatus selectus » (1659), la libre traduction inspirée d’un distique latin :
- « Un gros serpent mordit Aurelle - Que croyez-vous qu’il arriva ? - Qu’Aurelle en mourut ? – Bagatelle ! - Ce fut le serpent qui creva. »
Etrange coïncidence, ne trouvez-vous pas ? On pourrait, bien entendu, comme on dit de nos jours, plaider la prescription…mais cela terni un peu, tout de même, l’auréole sacrée dont s’entourait le front réputé immaculé de Voltaire.
Je voudrais conclure cet aparté en disant qu’on peut quand même considérer que le plagiat n’est pas un crime, de même que tout plagiaire n’est pas à prendre. Seul est grave et répréhensible le « vol » volontaire consistant à s’emparer du talent d’autrui afin de s’en attribuer, à ses fins, le mérite…ou le profit. (Parfois les deux à la fois.) Pour ma part, je m’en tiendrais à considérer qu’en certaines circonstances certains « emprunts » peuvent se révéler bénéfiques dans la mesure où ils permettent à l’œuvre d’auteurs tombés pratiquement dans l’oubli de refaire surface à la lumière de l’actualité. Attention aux abus, tout de même, et ne considérons que le fait que par delà les siècles, « un plagiat honnête » peut entretenir une « collaboration » intemporelle entre les écrivains d’hier et ceux d’aujourd’hui.
Pour en revenir à l’intertextualité, on a souvent dit qu’il s’agissait « d’un écho » de la mémoire. Le style, comme l’art, nous donne la sensation de l’individualité. Si on approfondit la réflexion, on se rend compte que l’écriture est la perpétuelle relation de co-présence entre plusieurs textes par la présence effective d’un texte dans un autre. De façon plus explicite, il s’agit de la pratique consciente ou inconsciente de la citation, avec guillemets et avec (ou sans) référence précise.
En ce sens, l’allusion, autrement dit un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception et le support d’un rapport entre lui et un autre, renvoie obligatoirement telle ou telle de ses inflexions qui, autrement, serait non recevable. « Le propre de l’intertextualité est d’introduire une notion à un nouveau mode de lecture faisant éclater la linéarité du texte, » comme écrit Laurent Jenny.
Chaque référence intertextuelle est le lieu d’une alternative : ou bien poursuivre tranquillement la lecture en n’y observant qu’un « fragment » comme un autre, qui fait partie intégrante de la syntagmatique du dit texte, ou bien, approfondir, et retourner (retrouver) le texte d’origine. Dans ce choix, le lecteur peut être le complice du narrateur ou de l’auteur ; être soumis en tant qu’interprète et capable de percevoir ce qui n’est dit qu’à mots couverts et en comprendre cette sorte de parole ou de pensée « oblique » (comme il est conventionnel de dire) qui use de l’intertexte comme une sorte de voile à lever, ou d’un code à décrypter. Le lecteur entre alors dans le jeu et joue (consciemment) le rôle que le texte lui assigne. On le conçoit aisément, l’intertextualité implique une large part d’interprétation, une sorte de complicité, parfois équivoque, c’est vrai, mais condition nécessaire pour la compréhension.
Il ne s’agit en aucun cas d’une lecture savante, comme on pourrait le penser, qui commande l’interprétation de l’intertexte, mais seulement une des nombreuses stratégies propre à l’écriture. Deviner de la dissimulation la nécessaire révélation, voilà le principe essentiel. Il s’agit, avant tout, d’un travail de mémoire dans lequel le savoir du lecteur est sollicité dans sa capacité à construire le sens caché, souvent suspendu, d’un passage de texte.
L’intertextualité est un peu comme une mosaïque car l’écriture s’apparente au montage de véritables images emblématiques que nous devons nous imposer pour figurer le travail intertextuel. L’intertextualité s’inscrit dans le concept d’une tradition et d’une mémoire vives se manifestant par ce désir qui nous semble résister à toute tentative de rupture et de scission.
On peut dire que le pastiche, la parodie et l’allusion contribuent à faire du lecteur que nous sommes, ce partenaire idéal qui est le simple intervenant d’un jeu avec les textes. Le sourire doit être impérativement complice du lecteur car la parodie, comme le pastiche postule la reconnaissance du texte déformé et parie sur la tension constamment entretenue entre le sentiment d’une identité et la prise de conscience d’une…distance. Cela se transforme alors en un jeu intellectuel, et c’est de ce jeu que naît le plaisir du texte.
Quelle conclusion en tirer ? Sinon que l’ouvre n’est donc jamais la pure création de son auteur, dans l’absolu. A la limite, on pourrait avancer que son intervention se réduit à la combinaison des « fragments » qu’il a récupérés.
Coupures de presse, slogans politiques ou publicitaires, stimuli psychologiques, prospectus divers, font une entrée en force dans les textes qui les montrent comme autant de matériaux bruts, sans se soucier de les homogénéiser.
Il me plait de faire référence à l’illustre Victor Hugo qui disait « que la condamnation de l’imitation ne signifie pas le renoncement à l’ordre mais le refus de la règle. ».
L’imitation, en effet, est conçue comme la « reproduction des règles » consignées dans des textes « modèles », alors que l’authentique création est production d’un ordre. Est classique, dans cette perspective, toute œuvre qui reproduit des règles, quelles que soient la qualité et l’époque du modèle.
SECONDE PARTIE
Quand un texte grossit et exagère les traits formels d'un autre texte, mais également quand un auteur contredit les valeurs des énoncés qu'il cite, on parle "d'hyperbole" dans le premier cas et "d'inversion" dans le second.
Genette, en 1932, se livre, quant à lui, à une classification plus générale qu'il définit par le terme de pratiques non plus intertextuelles, mais par "transtextuelles". En fait, il donne un sens très restreint à cette relation qui veut que chaque texte littéraire transforme les autres qui le modifient en retour. En prenant pour modèle les figures de style, véritables instruments d'analyse des textes littéraires propre à décrire une poétique, l'auteur ne désigne plus que les relations de coprésence ou d'inclusion entre deux textes (A étant à l'intérieur de B), alors que les relations de dérivation (B dérive de A par l'imitation ou transformation) relèvent de l'hypertextualité. Ce terme, proposé par Genette dans ses "Palimpsestes" tient en fait à démontrer, comme je l'ai signalé ci-dessus, que la relation de dérivation est soit d'imitation soit de transformation.
On peut, selon la thèse de Genette, dire que la transposition, et le travestissement sont des exercices de transformation, tandis que la charge, la forgerie et le pastiche sont des opérations d'imitation. La forge étant une imitation dans un but sérieux, tandis que la citation, en revanche, ou encore l'allusion, ne peuvent être considérées comme le résultat d'une opération de dérivation d'un texte à l'autre, mais bien de l'insertion dans un texte d'un autre texte. On appelle aussi cet exercice une relation de coprésence. Par conséquent, les citations, ainsi que les allusions, ne relèvent pas, selon Genette, de l'hypertextualité.
L'hypertextualité est un terrain qui reste à explorer et dont les techniques peuvent être renouvelées en ce sens que Genette a défini des catégories sans poser véritablement la question essentielle de la "nature" de l'objet imité. Si la case de la transposition (transformation sérieuse) admet une grande variété d'objets touchés par l'opération hypertextuelle, de la longueur du contenu, il en va autrement des autres catégories qui concernent, bien souvent, il faut le reconnaître, uniquement le "style" : c'est le cas de la parodie, du pastiche, de la charge. Or, Genette ne s'est pas préoccupé sur le fait que le pastiche peut porter aussi bien sur un "genre" que sur un "style".
Le pastiche, exercice musical par excellence, consiste en une imitation du style. Il demeure une pratique essentiellement formelle; il ne suppose aucun respect du sujet du texte imité; ce n'est d'ailleurs pas un texte particulier, en sa nature fondamentale, qui est la source du pastiche, mais le style d'un auteur dont il peut extraire les particularités communes à ses différents livres. Il permet, en outre, de reconnaître l'unité de ton, la monotonie d'une œuvre, puisqu'il en délivre l'essence.
On se rend compte que les difficultés qui apparaissent lorsqu'on tente de définir l'intertextualité, tiennent donc aux limites problématiques de la notion.
Cette dernière est définie de manière très extensive par Julia Kristeva; elle l'est, au contraire, de manière très restreinte chez Genette. La tension se place entre un intertexte explicite, clairement démarqué et donc isolable, et la présomption d'un intertexte implicite, difficile à repérer, et dont l'objectivité pose également la question des limites de l'intertextualité.
Mais l'ambiguïté de la notion est plus grande encore lorsqu'on la considère non plus comme un élément produit par l'écriture, mais par un effet de lecture. Ce qui est en jeu, ce n'est plus l'identification de l'intertexte, mais bien la manière dont il peut (ou doit) être lu; car c'est alors le lecteur qui définit l'intertextualité.
Pour Julia Kristeva, par exemple, il faut distinguer radicalement la notion d'intertextualité d'un objet constitué en tant que tel, aisément identifiable ou repérable. Pour elle, l'intertextualité est essentiellement "une permutation de textes". Le texte étant une combinatoire, autrement dit le lien d'un échange constant entre deux fragments que l'écriture redistribue en construisant un texte nouveau à partir de textes antérieurs, détruits, niés et repris. Pour Kristeva, l'intertextualité ne signifie en aucun cas le mouvement par lequel un texte reproduit un autre texte antérieur, fût-ce en le déformant, mais un processus indéfini, une dynamique textuelle.
On remarquera que son optique est différente de celle de Genette qui, dans ses "Palimpsestes", définit l'intertextualité non comme un élément central, mais comme étant une relation parmi tant d'autres. Pour Genette, ce qui fonde la littérarité, c'est l'ensemble des catégories générales ou transcendantes (types de discours, genres littéraires) dont relève chaque texte singulier.
Il se démarque d'ailleurs catégoriquement, dans on ouvrage de "Palimpsestes" par rapport à Julia Kristeva en écrivant, dès les premières pages :
- "Je définis l'intertextualité, pour ma part, de manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire, éidétiquement, et le plus souvent par la présence effective d'un texte dans un autre". (Fin de citation)
Pour Genette, l'intertextualité n'est donc qu'une relation transtextuelle parmi d'autres; de plus, elle est l'objet d'une approche restrictive telle qu'il la conçoit, puisqu'elle n'inclut ni les formes implicites de récriture, ni les vagues réminiscences, ni les relations de dérivation qui peuvent s'établir entre deux textes.
ANDRÉ | |
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