Pour claude
Le jardin mouillé - Poémes d'Henri de Régnier
La croisée est ouverte; il pleut
Comme minutieusement,
À petit bruit et peu à peu,
Sur le jardin frais et dormant.
Feuille à feuille, la pluie éveille
L'arbre poudreux qu'elle verdit;
Au mur, on dirait que la treille
S'étire d'un geste engourdi.
L'herbe frémit, le gravier tiède
Crépite et l'on croirait là-bas
Entendre sur le sable et l'herbe
Comme d'imperceptibles pas.
Le jardin chuchote et tressaille,
Furtif et confidentiel;
L'averse semble maille à maille
Tisser la terre avec le ciel.
Il pleut, et les yeux clos, j'écoute,
De toute sa pluie à la fois,
Le jardin mouillé qui s'égoutte
Dans l'ombre que j'ai faite en moi.
Pour Lucienne
Anatole LE BRAZ
Lever d'aube
Lever d'aube
Drapée en sa cape de veuve,
S'efface à pas discrets la nuit
Voici poindre la clarté neuve
De l'aube qui s'épanouit.
Elle promène sur les choses
Son beau regard silencieux
Et la mer se jonche de roses
Sous la caresse de ses yeux.
Pour son adorable venue
Le désert du ciel s'est paré...
Salut, déesse chaste et nue,
Fille de l'Orient sacré !
Et soudain tout vit. Les nuages
Tendent leurs voiles au vent frais ;
L'allègre chanson des voyages
Se réveille dans leurs agrès.
Et la pensée au coeur de flamme,
Soeur pure de l'aube qui luit,
Erige, comme elle, dans l'âme
Son front clair, vainqueur de la nuit.
Pour Luth
Charles LEVESQUE
Amour
Viens avec moi, là bas dans la prairie,
Toi dont le coeur est pur ;
Viens avec moi chercher la rêverie
Sous ce beau ciel d'azur.
Jeune fille aux yeux noirs, oui, bien plus que moi-même,
O ! je t'aime, je t'aime.
La paquerette à l'aurore vermeille
A fait sécher ses pleurs.
Viens avec moi pour orner ta corbeille
Des plus tendres couleurs.
Jeune fille aux yeux noirs, oui, bien plus que moi-même,
O ! je t'aime, je t'aime.
Sous cet ormeau le rossignol qui chante
Voudrait nous retenir,
Quels doux accents, il parle à son amante,
Ah ! c'est pour l'attendrir.
Jeune fille aux yeux noirs, oui, bien plus que moi-même,
O ! je t'aime, je t'aime.
Ainsi que lui, que ma lèvre brûlante
T'exprime mes amours.
Je touche aux plis de ta robe flottante
Et te dirai toujours :
Jeune fille aux yeux noirs, oui, bien plus que moi-même,
O ! je t'aime, je t'aime.
Un doux baiser sur ta lèvre si rose ?
Ne montre point d'aigreur.
S'aimer, le dire... est une sainte chose
Qui ne porte point malheur.
Jeune fille aux yeux noirs, oui, bien plus que moi-même,
O ! je t'aime, je t'aime.
Pour Dan
Abbé de L'Attaignant - Le mot et la chose
Madame quel est votre mot
Et sur le mot et sur la chose
On vous a dit souvent le mot
On vous a fait souvent la chose
Ainsi de la chose et du mot
Vous pouvez dire quelque chose
Et je gagerais que le mot
Vous plaît beaucoup moins que la chose
Pour moi voici quel est mon mot
Et sur le mot et sur la chose
J'avouerai que j'aime le mot
J'avouerai que j'aime la chose
Mais c'est la chose avec le mot
Mais c'est le mot avec la chose
Autrement la chose et le mot
A mes yeux seraient peu de chose
Je crois même en faveur du mot
Pouvoir ajouter quelque chose
Une chose qui donne au mot
Tout l'avantage sur la chose
C'est qu'on peut dire encore le mot
Alors qu'on ne fait plus la chose
Et pour peu que vaille le mot
Mon Dieu c'est toujours quelque chose
De là je conclus que le mot
Doit être mis avant la chose
Qu'il ne faut ajouter au mot
Qu'autant que l'on peut quelque
chose
Et que pour le jour où le mot
Viendra seul hélas sans la chose
Il faut se réserver le mot
Pour se consoler de la chose
Pour vous je crois qu'avec le mot
Vous voyez toujours autre chose
Vous dites si gaiement le mot
Vous méritez si bien la chose
Que pour vous la chose et le mot
Doivent être la même chose
Et vous n'avez pas dit le mot
Qu'on est déjà prêt à la chose
Mais quand je vous dis que le mot
Doit être mis avant la chose
Vous devez me croire à ce mot
Bien peu connaisseur en la chose
Et bien voici mon dernier mot
Et sur le mot et sur la chose
Madame passez-moi le mot
Et je vous passerai la chose
Pour Annie
AU PAYS QUI N'EXISTE PLUS Vincent HERELLE
Viens, je veux t'emmener marcher sur les rivages
Du pays qui n'existe plus,
Sur les ailes du temps comme des oies sauvages,
Un pays d'où nous sommes exclus.
Tu sauras le parfum des orangers en fleur
Et des mandariniers,
Et les éclats de voix de l'ouvrier râleur
Fabricant des paniers.
Viens, je veux t'emmener flâner dans les villages
Du pays qui n'existe plus.
Où couraient des enfants braillards de tous les âges
Que séparer, il a fallu.
Et je te parlerai de la douceur de vivre,
En mutuel respect,
Loin des oppositions décrites dans les livres,
Quand nous vivions en paix.
Viens, je veux t'emmener dans tous les paysages,
Les champs, les djebels, les talus,
Où seules maintenant passent les oies sauvages,
Au pays qui n'existe plus.