L'inspecteur à la ferme 6

L’inspecteur à la ferme 6,
L’inspecteur était perplexe. Il réfléchissait et se dit que ce ne pouvait pas être l’œuvre d’un seul homme qui plus est novice dans le métier agricole. Ces informations données par le fils ne tenaient pas la route. Ce trafic datait de plusieurs années : le scénario en était bien rodé. Il est vrai que l’absinthe était revenue à la mode mais à des degrés moindres. Elle était très prisée au Canada, aux Etats Unis et au Brésil toutes couches de la société confondues. Si l’élixir des poètes connaissait ce franc succès à l’étranger, ceci pouvait attirer de nombreux trafiquants pas très regardants sur le degré de l’alcool à utiliser et là, à l’évidence le taux était largement dépassé. La bouteille devait se vendre à prix d’or. L’inspecteur mit le pressoir et ses dépendances sous séquestre et repartit au corps de ferme. Les techniciens scientifiques avaient fini leur travail de recherche : grâce au Luminol, ils avaient trouvé d’abondantes traces de sang sur le sol et les murs. Il semblerait que le parterre ait été javellisé, peut-être le seul endroit nettoyé vu l’état des communs ! Ces deux compères avaient quelque chose à se reprocher. L’inspecteur les mit en état d’arrestation, leur communiquant leurs droits et les amena manu militari au commissariat dans deux cellules séparées afin qu’ils ne puissent communiquer et sous vidéo-surveillance. Ainsi il pouvait contrôler leurs gestes même si ce n’était pas trop réglementaire mais pour ce type d’individus, il n’y avait guère de solutions efficaces.
En attendant, l’inspecteur rejoignit son bureau et se prépara un repas léger : il n’avait pas très faim, plutôt envie de dormir. Mais il avait du travail sur la planche, à commencer par la recherche de la jeune fille. Il espérait que l’ordinateur de Sylvain Moutier lui en dise plus long que ces deux énergumènes mal dégrossis. Les gars du labo s’en occupaient ; il n’avait plus qu’à attendre le résultat de leurs analyses. Pour l’heure, malgré la grosse fatigue, il ouvrit le sien et chercha dans les personnes disparues dans le patelin et aux alentours le mois précédant le crime. Ne trouvant rien qui se rapproche de près ou de loin à son affaire, il décida de faire une recherche sur les réseaux sociaux en faisant un appel à témoins. Il scanna la photographie et la diffusa sur Facebook, Tweeter, Snapchat... Il connaissait aussi le site Mydetective spécialisé dans les disparitions et qui avait obtenu d’excellents résultats. Ainsi, il pourrait peut-être avoir un dénouement plus rapide et plus probant. Il avait mis à contribution ses hommes pour placarder en ville et aux alentours des photos de la jeune fille avec le numéro de téléphone du commissariat. Il ne pouvait plus qu’espérer de bonnes nouvelles. En attendant, ils laisseraient les deux lascars en cellule de dégrisement afin qu’ils mijotent à petit feu pour les cueillir plus frais au réveil. Cependant, il se faisait tard et il décida de se reposer un peu ; de toute manière, il faisait déjà nuit et il n’était plus en état de réfléchir. Tous les bureaux étaient fermés et les hommes étaient chez eux mise à part la permanence.
Il s’allongea sur son clic-clac, se couvrit du plaid et se laissa envahir par le silence et bercer par le tic-tac de son vieux réveil. Comme d’habitude, le sommeil ne vint pas tout de suite : il pensait trop à cette affaire hors normes, à ces deux agriculteurs taciturnes, à ce trafic d’alcool à grande échelle qu’il avait découvert, à cette jolie fille inconnue qui faisait tache dans cet environnement insalubre et dont il ne savait toujours pas l’identité, à ce meurtre sordide digne d’une série policière… Décidément, il avait beau réfléchir et tout retourner dans sa tête, il ne voyait aucune ouverture où il put s’engouffrer. Que pouvait-il faire pour faire parler ces taiseux de fermiers ? Un suspect qui adopte une position de mutisme donne une image défavorable de sa personne et il le sait. Une personne qui n’a rien à se reprocher ne craint pas de donner des explications. Il fallait à l’inspecteur jouer de ces silences contre les prévenus et leur faire comprendre que c’était une démarche néfaste pour eux, quitte à faire intervenir un psycho-criminologue de sa connaissance. Ce dernier saurait interpréter les non-dits, l’attitude des prévenus, le résultat des tests projectifs, l’analyse de leur personnalité. Et puis il fallait faire parler la victime et cela était du ressort du médecin légiste. Des coups de couteau et une balle dans la tête ressemblaient fort à une exécution : qu’avait-il donc trouvé pour être si sommairement abattu ? Est-ce que la balle venait du fusil de chasse détenu par les fermiers ? A qui appartenant le sang récolté sur les murs et le sol de la maison ? A qui étaient les billets trouvés chez la victime et le portable flambant neuf chez les fermiers ? Toutes ces questions n’avaient pas de réponse pour le moment : elles étaient en cours d’élucidation par les techniciens scientifiques et l’inspecteur n’avait pas le choix que de patienter pour en savoir plus.
Alors il décida de n’y plus penser pour pouvoir s’assoupir un peu : il ne pouvait pas aller plus vite que la machine …
Lucienne le 15.02.2016